« Je me souviens de ces remarques sur mon regard fuyant, ma timidité maladive. Je me souviens parfaitement qu’un jour, mes camarades m’ont tenu les bras attaché dans le dos. Je me souviens que l’un d’eux s’est approché de moi. Il a mis sa main dans son slip. Puis il l’a mise sous mon nez pour me forcer à renifler … »
L’auteur de ce témoignage s’appelle Olivier Liron. Agrégé d’espagnol et autiste, il a vite renoncé à l’enseignement pour se tourner vers l’écriture. Dans son troisième livre, un récit personnel paru l’an dernier *, l’écrivain de 37 ans consacre un chapitre entier à l’enfer de ses années-collège, vécues « comme une bête pourchassée ».
Pour un Olivier Liron, qui l’exorcise plus de 20 ans après d’un joli trait de plume, combien d’enfants vivent le même calvaire en raison de leur dyslexie ou dyspraxie, de leur trouble déficit de l’attention (TDAH) ou de leur autisme (TSA) ? Sans oser le signaler ? Ou sans être entendus ?
Le harcèlement : un fléau généralisé
Le harcèlement est un fléau. Tout le monde en convient. Et tout enfant peut un jour être la cible de persécutions de camarades, au cours de quinze années de scolarité rappelle Marie Quartier, professeur de lettres et cofondatrice du centre ReSIS *, une association qui se consacre à l’étude et au traitement du harcèlement scolaire, notamment en formant le personnel éducatif.
Le harcèlement touche plus d’un enfant par classe. En moyenne !
Lutter contre est une priorité affichée du ministère de l’éducation nationale. Malgré les campagnes, l’ampleur du phénomène demeure pourtant toujours difficile à cerner. Pour en avoir une idée plus précise, le gouvernement a lancé l’an dernier une évaluation nationale appelée à devenir annuelle. La première a été menée en novembre 2023, à partir de questionnaires d’autoévaluation. Des élèves, du CE2 à la terminale, devaient indiquer anonymement s’ils s’estimaient très souvent, souvent, parfois ou jamais concernés par certaines situations : manger seul, être l’objet de moqueries, de messages insultants ou menaçants sur les réseaux sociaux, avoir peur d’aller en classe…
Les premiers résultats, dévoilés mi-février 2024, confirment la persistance du fléau. 5 % des écoliers du CE2 au CM2 se disent concernés. Au collège, ils sont 6 % et 4% au lycée. Si l’on rapporte ces chiffres aux douze et quelque millions d’élèves français, cela signifie que le harcèlement touche plus d’un enfant par classe. En moyenne !
Des enfants plus à risque…
Combien d’enfants Dys, TSA ou TDAH parmi eux ? Nul ne le sait précisément. « L’essentiel des données dont on dispose portent sur le harcèlement des personnes avec un trouble du spectre de l’autisme (TSA)» constate Myriam Bost, psychologue spécialisée dans l’accompagnement des enfants neuro-atypiques**. Elles émanent principalement d’études étrangères. L’une d’elles, menée en 2013 à Baltimore (USA), se fondait sur le témoignage de plus de 900 parents. Près d’un élève autiste sur deux se disait victime d’intimidations de la part d’autres élèves.
En 2019, Simon Baron-Cohen, psychologue britannique renommé dans le domaine de l’autisme, a évalué les événements négatifs vécus par 426 personnes, dont une partie autistes. Dans ce sous-groupe, 70 % des élèves déclaraient avoir été harcelés par un camarade, contre 9 % parmi les neurotypiques.
Même constat en Espagne, où une équipe de l’université Rovira y Virgill a récemment évalué la prévalence du TSA et du TDAH chez les enfants en âge scolaire, à partir des données collectées de 7000 élèves. 700 on été épluchées en détail, pour savoir à quel point les 5 % d’élèves avec un TDAH ou un TSA (1,5 % des écoliers) se sentaient déplacés avec leurs camarades ou exclus. Des résultats de ce travail, publié en avril 2024** , il ressort que le risque de subir harcèlement, isolement ou exclusion sociale est multiplié par trois chez les enfants vivant avec l’un de ces troubles.
…et plus vulnérables
«On sait que les enfants TDAH sont plus vulnérables au harcèlement, en raison de comportements qui peuvent être irritants » confirme le Pr Olivier Bonnot, pédopsychiatre spécialisé dans les troubles du neurodéveloppement et chef de service à l’hôpital Barthélémy-Durand (Essonne).
« Hypersensibilité, impulsivité, sur-réaction : toutes ces caractéristiques de l’enfant avec TDAH en font plus facilement la cible de harcèlement » détaille Stéphanie Jacquet, mère d’une adolescente de 13 ans très « vivante » et présidente de l’association TDAH pour une égalité des chances. Les résultats de son questionnaire, adressé à 1000 personnes, en donnent un aperçu. 80 % des élèves avec un TDAH ont rencontré de grosses difficulté à l’école (anxiété, phobie scolaire, décrochage…) ; 14 % ont subi du harcèlement.
De la part de camarades, mais parfois aussi, des enseignants. « Je sais que c’est difficile à gérer dans une classe à 30. Mais par manque de formation, nos enfants sont vus comme insolents, mal élevés, opposants. L’enfant TDAH, n’ayant pas de filtre, met à mal le statut de l’adulte : son attitude inadaptée en fait souvent le coupable idéal dans une classe » déplore Stéphanie.
Les enfants avec un trouble spécifique des apprentissages (dyslexie, dyspraxie…etc) ne sont pas épargnés. Selon l’enquête menée en 2019 par la Fédération Française des Dys (FFDys) auprès de 1500 personnes, 6 enfants sur 10 ont subi harcèlement et/ou violences à l’école et au collège: 80 % des moqueries, mais aussi des humiliations (69%), des insultes (40%) et 34 % des violences physiques.
La différence qui « dérange »
Pourquoi cette violence ? « Je suis différent et les autres le comprennent avec une méchanceté animale » écrit Olivier Liron. « On me perçoit toujours comme bizarre. Dans toutes mes relations aux autres, j’ai toujours été à l’écart » détaille William, qui préfère taire son vrai prénom. A 31 ans, le jeune ingénieur, autiste, confie ne pas se souvenir d’une année, du primaire au lycée, où il n’ait subi de violence, physique ou morale. De camarades qui le bousculaient, se moquaient de son cartable à roulettes, le traitaient de « tête d’ampoule » parce qu’il posait trop de questions, mais aussi de certains enseignants, comme ce prof qui s’autorisait à l’appeler « Flamby » en cours d’EPS.
Le harcèlement est toujours lié à la perception que le harceleur se fait de l’autre comme différent »
«A moi, ce sont les autres qui semblaient bizarres ! Beaucoup de leurs comportements ne me semblaient pas logiques et je me sentais pas à ma place » s’exclame Lali Dugelay, qui cumule autisme, haut-potentiel, TDAH et dyspraxie. Elle n’a parlé de ses années de harcèlement et de racket au collège avec ses parents qu’après avoir été diagnostiquée à 42 ans, en 2021, et l’avoir elle aussi évoqué dans un livre paru en 2023***.
« Le harcèlement est toujours lié à la perception que le harceleur se fait de l’autre comme différent » résume le Pr Olivier Bonnot. La différence ? Elle tient souvent à de « petites choses » détaille Myriam Bost : « un enfant neuro-atypique ne comprend pas forcément totalement les enjeux de la relation avec les autres : les règles de la conversation-prendre la parole à tour de rôle- par exemple. Il peut ne pas comprendre l’implicite ou l’ironie, être jugé trop sérieux si à 6 ans il se passionne pour l’espace avec une connaissance encyclopédique quand ses camarades ne s’intéressent qu’aux Pokemon.»
Banales a priori, « toutes ces maladresses dans la création du lien avec les autres peuvent être perçues comme étranges, poursuit la psychologue. Et si l’on n’explique pas aux enfants comment comprendre leur camarade, les réactions de rejet peuvent vite se manifester vis à vis de celui qui sera jugé ‘chelou’. Très tôt et particulièrement à l’adolescence.»
Attention fragiles !
Le petit rien qui peut déraper, Emmanuelle l’a récemment éprouvé avec son fils de 10 ans, en primaire à Brives. Diagnostiqué dyslexique, Clément bénéficie depuis janvier 2024 de l’aide d’une AESH. « Tout à coup, sa différence est devenue visible. Un jour en récréation, une fille s’est mise à lui chanter ‘toi tu sais pas lire, pas écrire !’ Le plus dur, quand nous on avons parlé ensemble le soir, a été d’entendre Clément me dire, « elle a un peu raison tu sais… »
Le sang d’Emmanuelle n’a fait qu’un tour : « si un de tes camarades était en fauteuil roulant, tu lui courrais après en chantant, toi, tu sais pas courir ? » Clément en a convenu : « non, ça ne se fait pas ». Dès le lendemain, il en lui-même a parlé à son AESH, qui a transmis à l’enseignante. Le problème a été réglé en quelques explications avec la petite fille. Mais Emmanuelle appréhende déjà l’entrée de son fils au collège et reste vigilante : « si ça se reproduit, je veux le savoir. Et désarmer le plus tôt possible. »
Quand on passe sa vie à se faire chahuter, on perd ses repères »
Car les séquelles du harcèlement ne font aucun doute. Si on laisse faire. « Dès lors que l’enfant se sent seul face à une agression, même aussi banale qu’un ricanement, il se met lui-même cause et la perte de confiance va très vite » prévient Marie Quartier. « Je me suis énormément demandé si j’étais une mauvaise personne. Lorsque, quoi que tu fasses, tout ce qui te revient en miroir est perpétuellement négatif, comment ne pas se poser la question ?» confirme William.
« Pour des enfants TDAH qui subissent sans cesse des remarques désagréables sur leur comportement et ont déjà une estime de soi plus faible, le harcèlement a d’autant plus d’impact que la moitié de ces enfants souffre déjà d’une forme de dépression » renchérit le Pr Bonnot.
« Quand on passe sa vie à se faire chahuter, on perd ses repères » soupire Amanda, 47 ans, ex-harcelée et maman neuroatypique de trois filles. Emma, la cadette, diagnostiquée autiste en 5e est aujourd’hui en seconde et va bien. Mais au collège, elle a souffert de mise à l’écart et bousculades. « Courageuse, elle serrait les dents, au prix de migraines et de maux de ventre. Elle a fini par me dire qu’elle était harcelée, quand elle s’est mise à ne plus manger et plus vouloir aller à l’école. »
De la souffrance à la phobie
A terme, le harcèlement peut en effet mener ses victimes à la phobie et/ou au décrochage scolaire. Pour Ange de Saint-Mont, préfet des études de l’école supérieure-privée-pour talents atypiques (EPSTA), ouverte en 2021 sur le campus de Cergy-Pontoise (Val d’Oise), aucun doute. 30 à 40 % des étudiants atypiques inscrits pour suivre un bachelor (bac + 3) en petites promotions, avec enseignement adapté à leur neuroatypie, souffrent de phobie scolaire. « Chez la totalité de ces élèves, il y a un passé de harcèlement » observe Ange de Saint-Mont, qui compare les dégâts psychiques observés chez eux au « stress post-traumatique de soldats revenus de la guerre.»
L’estime de soi fracassée n’est pas facile à reconstruire. L’anxiété persiste à vie. « Ce qui ne tue pas ne rend pas forcément plus fort rappelle Olivier Liron : on pourrait essayer d’oublier. Bien sûr. Mais la façon dont les autres vous font comprendre votre différence, ça vous marque dans le corps. J’ai la mémoire dans les tripes de la dissemblance qu’on m’a apprise. »
Alizée en témoigne, elle aussi sous un autre prénom, après avoir été harcelée pendant toutes ses années de collège. La peur panique de la meute colle encore à sa peau d’adulte, dès qu’elle croise des personnes en groupe.
Eviter l’escalade
Le harcèlement, de tout enfant, n’est pourtant pas une fatalité, martèle Marie Quartier. Mais comment lutter ? Pour celui qui le subit, il faut le dire, absolument, milite aujourd’hui Lali : « avoir confiance en son propre ressenti, oser en parler à des proches de confiance et ne jamais se laisser dire que c’est normal d’être moqué, parce qu’il faut bien que l’adolescence passe : c’est la porte ouverte à toutes les saloperies ! »
Pour les proches en question, cela implique d’être à l’écoute de l’enfant : de ses maux, s’il ne sait pas mettre de mots sur ce qu’il vit. Lui apprendre à se défendre-sans violence- en décochant des flèches-verbales- pour rétorquer aux commentaires déplacés, est aussi utile.
Il n’y a pas de harcèlement sans défaillance des adultes autour »
Mais la solution de fond appartient essentiellement à l’entourage, là ou ça se passe : en milieu scolaire ! « Le harcèlement n’est pas un problème de personnes, mais de relations, rappelle Myriam Bost. Il ne met pas seulement en jeu deux postures- la victime et son harceleur- mais aussi les nombreux témoins tout autour, enfants et adultes. S’ils ne reprennent pas le moindre dérapage en mettant tout de suite le points sur les I, une complicité tacite s’installe avec les harceleurs.»
Dans ces drames qui se jouent sous les yeux des autres, « personne n’a d’alibi pour éluder sa responsabilité » appuie Marie Quartier. Surtout pas les grandes personnes, qui ont un rôle fondamental. « Il n’y a pas de harcèlement sans défaillance des adultes autour », insiste la directrice générale adjointe de ReSIS, déplorant « ces enseignants qui ne voient pas, sous prétexte que cela ne ferait pas partie de leur métier » et la persistance du laisser-faire : « à l’école, on minimise, considérant que ce ne sont que des chamailleries. Au collège, à l’âge où l’appartenance à un groupe de pairs devient vitale et le harcèlement d’autant plus douloureux, je suis effarée de voir combien d’intercours se déroulent sans aucune présence adulte. Dans quelle profonde solitude laisse-t-on ces jeunes ? »
Promouvoir la préoccupation partagée
Se borner à exclure le(s) harceleur(s) quand un cas finit par exploser au grand jour, «ne fait que déplacer le problème » prévient aussi la psychologue. « La sanction n’est jamais la solution. En tous cas pas la première » confirme Marie Quartier, qui avec ReSIS, prône avant tout la méthode de la préoccupation partagée. Objectif : soutenir les victimes, tout en travaillant avec les intimidateurs pour leur permettre de changer de posture, par le haut.
Bien comprise et sérieusement partagée dans un établissement, la culture partagée de l’attention aux autres se montre efficace à plus de 82 %
Cela suppose la formation de personnes ressources (enseignants, vie scolaire…) et l’implication de tous les adultes travaillant dans l’enceinte scolaire, du chef d’établissement au personnel de ménage. Le tout, en association avec les familles. Chacun doit être attentif aux élèves, remonter ses inquiétudes ou témoignages. Si harcèlement suspecté il y a, l’auteur est convoqué individuellement pour un bref entretien par les personnes ressources. Au lieu d’être accusé et blâmé de but en blanc, on essaie d’abord de l’impliquer : «nous sommes préoccupés par un de tes camarades. Il a l’air de ne pas aller bien. Comment faire pour qu’il aille mieux ? »
Cette méthode figure dans le programme global de lutte contre le harcèlement (pHARe), mis en place par le gouvernement depuis 2021. Elle est malheureusement diversement « enseignée »-à du personnel volontaire- selon les académies et mise oeuvre selon les établissements observe ReSIS.
Bien comprise et sérieusement partagée dans un établissement, le culture partagée de l’attention aux autres se montre efficace à plus de 82 %. Plus prometteur que les cours ou séances d’empathie destinés aux élèves, annoncés par le gouvernement, juge Marie Quartier. «Cette idée de cours, qui peuvent revenir à faire la morale aux enfants me fait très peur, soupire-t-elle. Ce n’est pas eux qu’il faut changer. L’empathie s’apprend d’abord et avant tout au contact d’adultes empathiques. »
Claudine Proust
*La stratégie de la sardine. Olivier Liron (Robert Laffont 2023)
**co-autrice de 100 idées pour accompagner les jeunes neuro-atypiques face au harcèlement (Tom Pousse 2023)
***Etude EPINED. Autism. 2024 Apr 16:13623613241244875
****L’autisme est mon super-pouvoir. Lali Dugelay