Il aura fallu une commission d’enquête parlementaire et la ténacité de son rapporteur, le député Sébastien Saint-Pasteur, pour arracher à la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) des chiffres que les associations réclamaient depuis des années : à la rentrée 2025, sur les 352 000 enfants qui devraient bénéficier d’un accompagnement, presque 50 000 étaient sans solution par manque d’AESH (accompagnant d’enfant en situation de handicap). Soit environ 13% des 352 000 enfants ayant reçu une notification de la MDPH. Un chiffre qui s’était réduit à 42000 à la veille des vacances de la Toussaint.
L’école inclusive ? Une politique sans pilote et sans boussole
Une situation que parents et associations dénonçaient depuis des années. En vain jusqu’ici. « La transparence sur les moyens réels consacrés à l’école inclusive reste une bataille” regrette Nathalie Sfeir, présidente de l’association Entraide Autisme 60, membre d’Autisme Sans Frontières. Selon elle, ces chiffres, déjà révoltants ne reflètent qu’une réalité partielle. « Les données brutes ne disent rien de la qualité ni du volume de l’accompagnement : on parle du nombre d’enfants sans AESH, mais on oublie ceux qui en ont un sans bénéficier d’un soutien suffisant. Combien d’heures leur sont réellement attribuées ? L’accompagnement correspond-il à leurs besoins ? Et lorsqu’un enfant n’est scolarisé qu’une heure par semaine, peut-on vraiment parler de solution ? ». Selon elle, l’urgence est d’exiger une cartographie précise des heures d’accompagnement réellement attribuées aux élèves.
Pour le rapporteur de la commission d’enquête, cette opacité illustre le manque de culture de la donnée et du pilotage au sein du ministère de l’Éducation Nationale : “On produit des chiffres sans jamais les interroger, ni les relier à la réalité vécue par les familles. Autrement dit, derrière les statistiques officielles, l’école inclusive française reste un angle mort administratif : c’est une politique sans boussole, mal pilotée, mal évaluée, qui repose davantage sur les discours que sur les faits. C’est moins une question de moyens, qu’une question de méthode”, martèle Sébastien Saint-Pasteur.
Sous-effectif et précarité : les limites du modèle « tout AESH »
Derrière les dizaines de milliers d’enfants privés de leur droit fondamental à l’éducation, se dessine la fragilité d’un modèle : celui d’une école dite inclusive, qui repose sur un maillon essentiel — les AESH — sans leur donner les moyens de remplir leur mission. Ces accompagnants d’élèves en situation de handicap, créés par la loi de 2005, sont les chevilles ouvrières de la scolarisation des enfants à besoins particuliers.
En vingt ans, les AESH sont passés de 6 000 en 2005 à plus de 132000 en 2025, formant désormais le deuxième corps de métier de l’Éducation nationale. Composé à 93 % de femmes. Cette progression a accompagné l’ouverture de l’école ordinaire aux enfants en situation de handicap : 130000 élèves étaient concernés en 2004, contre près de 352000 à la rentrée 2025.
Recrutés à temps partiel imposé, souvent à 62 % d’un temps plein, pour un salaire de 900 à 1000 euros nets par mois, les AESH exercent dans des conditions d’extrême précarité. Leur rôle exige expérience, stabilité et compétences multiples : accompagner un élève autiste, dyspraxique ou atteint d’une maladie neurodégénérative suppose une formation solide et un cadre pérenne. Or, c’est tout l’inverse qui se produit. Leur formation initiale, limitée à une soixantaine d’heures, ne permet pas de répondre à la diversité des besoins et des profils d’enfants sur le terrain. Résultat : un turn-over massif, estimé entre 15 et 20 % par an selon les syndicats.
La formation. Pour Jean-François Dufresne, président de Vivre et travailler autrement il s’agit bien du véritable nœud du problème : “Nous manquons d’AESH, certes, mais ceux qui exercent ne sont pas suffisamment formés. Il faudrait une formation obligatoire et approfondie, aussi bien pour les accompagnants que pour les enseignants. Au-delà des chiffres, le véritable enjeu c’est de savoir quelles chances de progresser nous offrons réellement aux enfants ».
Saupoudrage et inefficacité
Mais de quoi parle-t-on quand on parle d’un accompagnement AESH ? 63 % des notifications concernent aujourd’hui des accompagnements mutualisés: un même AESH partage son temps entre plusieurs élèves dans une classe, voire sur plusieurs écoles, rendant impossible un accompagnement continu, et qui vide de son sens la promesse d’un accompagnement personnalisé. À cela s’ajoute une autre aberration : les heures attribuées ne correspondent pas toujours aux matières où les besoins sont primordiaux. Certains enfants ne bénéficient que de six à huit heures par semaine, réparties de façon aléatoire, parfois sur des disciplines secondaires. Ainsi, un élève dyslexique peut se voir accompagné en arts plastiques ou en éducation physique — mais pas en mathématiques ou en français, les matières où les troubles de l’apprentissage posent pourtant le plus de difficultés.
Ce saupoudrage d’heures, dilue la qualité de l’accompagnement et prive les enfants de la continuité éducative dont ils ont besoin. C’est dans ce contexte que certaines familles, exaspérées par l’attente ou la discontinuité de la présence des AESH, choisissent de recruter elles-mêmes des AESH privées.
Quand les familles se tournent vers les AESH privées
Depuis plusieurs années, des associations forment et mettent à disposition des AESH privées capables d’assurer un accompagnement stable et personnalisé. Ce recours parallèle, encore marginal il y a dix ans, s’est massivement développé en Île-de-France et dans les grandes villes. En l’absence de statistiques nationales précises, les chiffres recensés à travers les réseaux associatifs et enquêtes font état de plusieurs centaines à quelques milliers de familles concernées, principalement des familles d’enfants autistes qui nécessitent un accompagnement individualisé que les dispositifs mutualisés ne permettent pas.
C’est de cette carence d’accompagnement pérenne qu’est née « AESH & parents » l’entreprise de Gladys Lauzeat, elle-même ancienne AESH au sein de l’Éducation nationale et mère d’un enfant autiste et TDAH. Confrontée à l’impossibilité de trouver une solution adaptée à son fils, elle a fondé une structure permettant de mettre en relation des familles avec des accompagnants privés capables d’intervenir rapidement, de manière stable et personnalisée. Elle accompagne chaque année plusieurs dizaines de familles, en proposant non seulement des CV d’AESH privés, formés mais aussi en assurant un accompagnement émotionnel et administratif, destiné à prévenir l’épuisement des familles et à soutenir les accompagnants. Dans ce dispositif, les AESH sont employées directement par les familles, tandis que l’entreprise assure la mise en relation avec les associations conventionnées, seules habilitées à signer les accords nécessaires avec les établissements scolaires.
« Beaucoup de parents me disaient que leur enfant avait une notification MDPH, mais aucune aide humaine n’était disponible, ou seulement quelques heures par semaine. Dans certaines écoles, malgré la notification, l’enfant est refusé ou scolarisé deux ou trois heures par jour, surtout s’il présente des troubles du comportement liés à l’autisme. Chez nous, une accompagnante ne s’occupe que d’un seul élève, à temps plein. Cela change tout : on crée une relation de confiance, une stabilité, et une vraie continuité éducative», explique-t-elle.
C’est cette stabilité que recherche Marjolaine, mère de Paul, 17 ans, autiste, scolarisé dans un lycée parisien. « L’AESH privée de Paul le suit depuis six ans. Elle connaît ses repères, ses angoisses, ses stratégies de compensation. Grâce à elle, il a pu rester dans le même établissement, passer son brevet et il prépare son bac général. Sans cet accompagnement, il aurait décroché depuis longtemps. Nous avons dû faire des sacrifices, mais c’était ça ou rien.»
Une inclusion à deux vitesses
Des sacrifices, notamment financiers, puisque recourir à une AESH privée représente un investissement considérable, dont le montant dépend du tarif horaire et du nombre d’heures d’accompagnement nécessaires à l’enfant.
En moyenne, selon l’association B-à-ba Autisme et Autisme Sans frontière, le coût mensuel s’élève à environ 2 200 euros bruts pour 16 heures hebdomadaires, une somme que les familles doivent souvent avancer intégralement avant d’être partiellement remboursées.
Même si certaines peuvent bénéficier de l’Allocation d’Éducation de l’Enfant Handicapé (AEEH) ou de la Prestation de Compensation du Handicap (PCH), le reste à charge demeure conséquent, variant fortement selon les départements et les dispositifs d’aide locale.
Un montant qui illustre la fracture économique croissante entre les familles : celles qui peuvent financer un accompagnement privé assurent à leurs enfants une scolarisation stable et un suivi continu ; les autres, faute de moyens, se heurtent à des mois d’attente, voire à la déscolarisation partielle ou totale de leur enfant, malgré une notification officielle de la MDPH. L’inclusion devient donc sociale avant d’être scolaire.
Le coût humain et économique d’une prise en charge défaillante
Mais au-delà des inégalités sociales et territoriales, l’absence d’efficience de la politique de l’école inclusive a un coût considérable pour les familles et la collectivité.
Selon une étude menée par Koréis en octobre 2025, à la demande de la Fondation Malakoff Humanis et de la Fondation Initiative Autisme, la trajectoire de vie d’une personne autiste non accompagnée de manière satisfaisante dès son enfance représente en moyenne 4,2 millions d’euros, contre 2 millions lorsqu’un accompagnement précoce, stable et adapté est mis en place. « Simplement » en assurant un soutien éducatif et social continu dès l’enfance qui permettraient aux familles et notamment aux mamans de continuer à travailler, aux enfants puis aux jeunes d’avoir accès à une formation, parfois à un métier, à un appartement, à une autonomie. (lien vers l’étude)
Investir dans l’école, c’est investir dans l’avenir
A l’heure où se discute le Projet de Loi de Finances 2026, la perte de boussole de l’État et l’absence de vision à long terme est glaçant : le texte prévoit la suppression de 4 000 postes d’enseignants dans le premier et le second degré pour répondre à la baisse démographique, et seulement 1 200 créations de postes d’AESH sur l’ensemble du territoire — soit une douzaine par département.
Pourtant, cette baisse démographique pourrait être LA chance de l’école inclusive :
une opportunité historique de tenir la promesse de ne laisser aucun enfant sur le bord de la route, l’occasion de réduire le nombre d’élèves par classe, d’améliorer la qualité de la formation des enseignants et garantir à chaque élève le droit à une scolarisation adaptée à ses besoins. Tenir la promesse de l’école républicaine. Celle de ne laisser personne sur le bord de la route.
« Nous devons réaliser ce pivotement vers l’école inclusive. Il est conséquent et nécessite des moyens. Mais il faut garder à l’esprit que ce sera toujours moins cher de mettre un enfant dans une école ordinaire que dans une structure spécialisée : payer des gens et des services coûte moins que payer des murs. Il s’agit, en fait, plus d’une réallocation de moyen que de créer des moyens supplémentaires, et ce au bénéfice des professionnels qui s’occupent des enfants », plaide Adrien Taquet ancien Secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles et co-président des assises de la santé de l’enfant (lire l’intégralité de l’interview).
Passer enfin du discours à l’action : pour que l’inclusion ne soit plus un slogan, mais un choix politique assumé. Car derrière chaque AESH non recrutée, chaque enseignant non formé, il y a un enfant privé de son droit fondamental à apprendre comme les autres.
Et une société qui, faute d’avoir su investir au bon endroit, paiera demain le prix de son renoncement.
Elvire CASSAN