La politique d’accompagnement des enfants avec des neurodiversités pointe, d’un côté, vers un enseignement inclusif dans des classes dites ordinaires et, d’un autre, vers un enseignement « sur-mesure » dans des classes spécifiques. Où vous placez-vous ?
Adrien Taquet. J’ai toujours considéré que l’école de la République doit accueillir tous les enfants de la République. Tous. C’est une conviction profonde. Nous devons nous montrer volontariste sur le sujet, car nous partons de très loin et qu’il y a urgence.
L’école inclusive n’est pas une utopie irréalisable. C’est possible. Prenez l’exemple de l’Italie qui avait, dans les années 1960, le même modèle d’accueil des enfants porteurs de handicap que le nôtre. En 1977, le gouvernement italien a décidé que tous les enfants devaient aller à l’école de la République. En 5 ans, ils ont progressivement fermé les établissements spécialisés et inclus les enfants en situation de handicap dans les écoles dites ordinaires.
J’ai une conviction inébranlable: tous les enfants de la République doivent aller à l’école de la République ».
En Suède, où je me suis rendu en 2018, il n’y a pas d’AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap) dans les maternelles ou les écoles primaires, parce que tous les personnels-enseignants ou non- sont formés à accompagner les enfants en situation de handicap. Il y a des salles dédiées au répit, des salles dédiées au soin pour que l’ergothérapeute, le psy, l’orthophoniste, gravitent autour de l’enfant sur son lieu de vie et d’éducation. Les familles n’ont plus à s’épuiser en courant aux 4 coins de la ville. Les parents des enfants neuro-typiques considèrent, eux aussi, que c’est une chance: leurs enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, la différence mais aussi – et c’est prouvé- s’autonomisent plus vite au contact d’enfants en situation de handicap.
En France, nous devons réaliser ce pivotement vers l’école inclusive. Il est conséquent et nécessite des moyens. Mais il faut garder à l’esprit que ce sera toujours moins cher de mettre un enfant dans une école ordinaire que dans une structure spécialisée : payer des gens et des services coûte moins que payer des murs. Il s’agit, en fait, plus d’une réallocation de moyen que de créer des moyens supplémentaires, et ce au bénéfice des professionnels qui s’occupent des enfants.
Quelles sont, selon vous, les conditions pour que notre pays arrive à l’école inclusive ?
A.T. La difficulté majeure est qu’il faut financer le système à venir tout en continuant à financer le système actuel… dans une période qui est loin d’être faste pour les comptes publics. Et pourtant, je le répète, si cela fonctionne le système cible est bien moins cher que le système actuel.
Cela nécessitera par ailleurs un gros effort de formation de l’ensemble de la communauté éducative, qui se sent aujourd’hui un peu seule face à ces changements nécessaires, et qui doit être mieux accompagnée. Cela imposera d’ouvrir l’école aux professionnels de santé, mais aussi parfois de trouver de l’espace pour les accueillir. Ce dernier aspect peut s’avérer, dans certaines zones très denses, le plus problématique. Mais la démographie scolaire, en baisse régulière depuis 10 ans -et la baisse de la natalité en France accentue encore cette tendance-, peut être une formidable opportunité, non pas de fermer des classes et de réduire le nombre d’enseignants, mais au contraire de dégager de l’espace et d’améliorer l’encadrement pour accueillir tous les enfants à l’école dite ordinaire.
A cet égard comme à de nombreux autres, je suis convaincu que cette inclusion peut être un levier de transformation formidable pour changer profondément l’école au bénéfice de tous les élèves, et de ceux qui les accompagnent. Parce qu’au final, quand on y réfléchit bien, chaque enfant à des besoins spécifiques.
En attendant que ce « grand pivotement vers l’école inclusive » ait lieu, on a le sentiment aujourd’hui d’être les témoins impuissants d’un modèle qui craque de partout. Des enfants qui ne sont pas scolarisés à hauteur de leurs droits, des AESH pas assez nombreux. Comment en sortir ?
A.T. Dès 2017, j’ai considéré que l’élément le plus profondément « transformatif » de la société dans le programme d’Emmanuel Macron n’était pas la réforme des retraites ou celle de la SNCF, mais bel et bien la promesse d’une société inclusive. Car jusqu’à très récemment encore en France, on ne voit pas les personnes handicapées dans la rue. On ne les voit pas non plus dans les écoles et pas plus dans les entreprises. Le vrai projet de société, pour moi, il est là.
L’élément le plus « transformatif » dans le programme d’Emmanuel Macron n’était pas la réforme des retraites ou de la SNCF, mais la promesse d’une société inclusive. Car, en France, on ne voit pas les personnes handicapées dans la rue, dans les écoles ni dans les entreprises. Le vrai projet de société, il est là.
Il ne s’agit ni seulement d’éducation, ni seulement de santé, mais tout simplement de la promesse républicaine. Et je suis un peu inquiet, car après des progrès indéniables ces 5 dernières années, on commence à observer depuis 1 an un début de retour en arrière. Les profs ne se sentent pas armés ni formés pour accueillir les élèves en situation de handicap, les parents sont inquiets de voir que l’école et la société ne sont pas encore totalement prêtes pour accueillir leurs enfants dans des conditions dignes. Et s’agissant de l’école en particulier, il est vrai qu’on lui demande de résoudre à peu près tous les problèmes de notre société : questions de citoyenneté, de laïcité, d’environnement…
La clef, selon moi, est de donner aux enseignants les outils pour endosser totalement ce projet inclusif, le faire leur, tant il est au cœur des valeurs de l’école qu’ils ont choisie. Cela peut passer par des choses très simples, concrètes et utiles. Je pense par exemple à cette école primaire du 9éme arrondissement ou une ex-professeure, formée à l’accueil d’enfants en situation de handicap, a créé dans l’école un « laboratoire inclusif ». Dans cet espace, les profs peuvent se former, échanger, expérimenter, grâce à du matériel éducatif adapté. Dans un espace et dans un temps dédié. Très naturellement les enseignants de cette école ont adhéré au projet, puis ceux de l’arrondissement, et désormais au-delà. Je n’affirme pas que c’est la panacée, mais je pense qu’il faut donner aux enseignants les moyens d’être les acteurs de ce changement.
Je pense aussi qu’on gagnerait beaucoup à solliciter la pair-guidance pour participer à la formation : personne mieux qu’une personne avec autisme n’est à même d’expliquer comment un enfant avec autisme ressent, réagit, apprend. On a encore trop peu cette culture là en France. On ne rémunère par ailleurs jamais les gens pour leur travail de pair-guidance et c’est un tort.
Enfin, on est confronté au problème des AESH : on a augmenté leur formation initiale (aujourd’hui, ils sont formés au moins 60h) et de nombreux contrats précaires ont été redéfinis en CDI. Ce n’est pourtant toujours pas satisfaisant. Les salaires sont tellement bas que la carrière n’est pas attractive et n’intéresse, en majorité, que des publics éloignés de l’emploi. Ce sont des personnes fragiles à qui on donne la responsabilité d’autres personnes fragiles.
Vous évoquiez, à travers les exemples italiens et suédois, l’intégration de personnel de santé (orthophoniste, ergothérapeute etc…) dans le cadre de l’école. Mais comment faire dans un contexte de pénurie extrême de ces mêmes personnels de santé ?
A.T. On est effectivement dans un contexte général de pénurie de soignants. L’important c’est que, demain, les professionnels de santé, quel que soit leur nombre, aillent où sont les enfants. En plus de ce sujet RH, il y a un sujet d’espace, sur lequel nous avons davantage de prise. Comme je l’évoquais, la démographie scolaire peut nous donner la chance d’ouvrir des plateaux techniques au sein des écoles où les libéraux comme pour les hospitaliers pourront se rendre.
C’est un choix politique majeur : est-ce qu’on est court-termiste, on ferme des classes, on réduit le nombre de profs et on fait des économies immédiates ? Ou est-ce qu’on voit « plus loin », on garde les classes ouvertes avec moins d’enfants que l’on accompagnera mieux tout en profitant de cet espace libéré pour faire entrer le médico-social à l’école ? Il faut faire en sorte que le medico-social épouse l’éducatif, car c’est l’éducatif qui doit primer. Ce n’est pas simple car c’est aussi un sujet culturel : on va lier dans un même lieu, pour le bien de l’enfant, deux mondes qui n’ont pas l’habitude de se côtoyer, le médico-social et l’Éducation Nationale. Avec leurs forces et leurs lourdeurs.
Pourquoi alors ne pas créer alors un poste de Secrétaire d’Etat à l’école inclusive qui permettrait d’avoir une gestion transversale de ce projet qui est, finalement, la colonne vertébrale d’une refonte sociétale qui embrasse la santé, l’éducation mais plus généralement notre vision même de la citoyenneté ?
A.T. En effet, c’est un sujet culturel mais c’est aussi un sujet institutionnel, de gouvernance politique : ma conviction c’est qu’il faut effectivement créer un Secrétariat d’État à l’école inclusive, qui soit doublement rattaché au Ministère de l’autonomie et au Ministère de l’Éducation nationale. Avoir une personne qui passe ses jours et ses nuits à réaliser ce projet, qui dispose de la tutelle sur les administrations scolaires et médico-sociales, c’est la seule solution.
Propos recueillis par Céline Raoux