En ce jeudi matin d’octobre pluvieux, il flotte une odeur de café réconfortante dans les couloirs de la délégation régionale de l’institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), dans le XIIIe arrondissement parisien. Mais pour pouvoir y goûter et tremper une viennoiserie, prière… de patienter. Il va d’abord falloir se plier aux règles du jeu de la formation proposée ce matin aux salariés franciliens de l’INSERM qui le souhaitaient. Deux ateliers immersifs successifs : le premier, auquel on vient assister, est consacré aux troubles dys ; le second, à la surdité, initiera les volontaires du jour aux rudiments de langue des signes, qu’ils devront utiliser pour commander le fameux café et sa viennoiserie.
L’INSERM n’est certainement pas la moins bien armée pour expliquer les défis des personnes avec un handicap invisible, et la neuroatypie en particulier. Parmi ses 10 000 salariés, plusieurs équipes travaillent à faire avancer la recherche sur les troubles du neurodéveloppement. Caroline Huron, spécialiste de la dyspraxie, et Yann Mikaeloff, neuropédiatre spécialisé dans le trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), ont ainsi cosigné un article, diffusé en interne au mois de septembre, pour expliquer aux collaborateurs les stratégies qui favorisent l’intégration professionnelle des personnes avec un trouble dys.
Les troubles dys questionnent l’organisation du travail
Cela fait aussi plusieurs années que l’INSERM propose régulièrement des formations, en présentiel ou par webinaires, qui ne sont pas réservées aux seuls référents-handicap, explique Christelle Riche, chargée de mission handicap et insertion professionnelle à l’institut. « Lorsque je suis arrivée en 2022, souligne-t-elle, j’ai constaté que de nombreux collaborateurs souhaitaient être accompagnés sur les handicaps invisibles et cette année nous avons choisi de nous concentrer sur la neurodiversité. » Preuve que les salariés sont visiblement demandeurs : la formation de ce mois d’octobre a fait le plein, avec 60 inscrits ! « Nous avons pris conscience que le collectif était encore mal informé de ce que cela recouvre, poursuit Christelle Riche. Or les besoins des salariés concernés ne se résolvent pas avec un fauteuil ergonomique : ils questionnent l’organisation du travail elle-même. Et pour qu’un manager et des collaborateurs puissent correctement accompagner leurs collègues neuroatypiques, il faut qu’ils aient conscience de l’impact et des défis quotidiens auxquels ils sont confrontés.»
L’immersion, mieux qu’un long discours
Pour cette prise de conscience « une expérience immersive vaut toujours mieux qu’un long discours ! » milite Cécile Perret, qui accueille les salariés par groupes de 10-12 tout au long de la matinée, pour les sensibiliser à l’impact des troubles dys. Dans la valise de cette ex-cheffe d’ établissement de l’éducation nationale, qui sillonne désormais la France depuis trois ans pour former le monde professionnel à la neurodiversité, pas de brochures, ni de schémas. Mais un éventail d’accessoires, comme ceux qu’elle dispose ce matin devant chaque participant : tablier, gant de cuisine, carte de restaurant…Et un scénario, dans lequel elle plonge aussitôt les participants, à peine installés : « je suis patronne d’un café, je recrute des serveurs et vous devez pour cela passer quelques tests ».
Première épreuve : enfiler et nouer un tablier de garçon de café, avec une main coincée dans la moufle de cuisine. Autour des tables, on se lève, s’agite, se tortille. Pas facile ? « Pas à l’aise », « on se demande comment compenser avec l’autre main » soufflent les participants : « vous venez d’expérimenter la gêne liée à la dyspraxie » sourit la formatrice. Et on enchaîne aussitôt sur la plongée dans le ressenti d’un dysgraphique : « écrivez votre prénom de la main que vous n’utilisez pas d’habitude. 10 % d ‘enfants sont obligés, comme vous à l’instant, de réfléchir en permanence à la façon de former une lettre. »
Pour avoir un aperçu de ce que signifie concrètement la dyslexie-dysorthographie, les stagiaires sont invités à retrouver des commandes sur la carte du restaurant. Sauf que les suites de mots n’y sont ni orthographiés, ni coupés correctement. Cela oblige à déchiffrer la carte lentement et à voix haute pour y dénicher le croissant au beurre et son chocolat chaud, dans une succession de syllabes qui semble ne faire aucun sens, pour qui n’a habituellement aucune difficulté à lire.
« Dites-vous que pour une personne qui a beaucoup de lectures à faire, dans son travail, c’est compliqué » rappelle Cécile Perret. Et épuisant. Frustrant aussi, témoignent les stagiaires, qui s’essaient maintenant par groupes de deux à faire deviner une série de mots du vocabulaire de la restauration, sans avoir le droit de citer certains termes ou périphrases. Tire-bouchon ? Sans dire bouteille, capsule ou tout ce qui s’en approche ? Les mains s’agitent, les visages se contractent, on s’agace : « c’est tellement long de faire comprendre un mot simple !!! » Malgré tous les efforts, certains n’y parviennent pas dans le temps imparti.
Quand on vous dit qu’une personne dys a besoin de pauses régulières dans la journée, ce n’est pas pour rien
« Lorsque l’on est dysphasique, comme 2 % de la population, sans aucune difficulté intellectuelle mais avec des difficultés d’automatisation du langage, on peut entendre un mot et comprendre autre chose. Pensez-y dans vos équipes si l’un de vos collaborateurs est concerné : ce n’est pas parce que vous répétez trois fois une consigne avec les mêmes mots qu’elle sera forcément comprise » prévient la formatrice, qui conseille d’en passer alors plutôt par des pictogrammes, voire la langue des signes. La dernière épreuve, qui oblige les stagiaires par groupes de trois à calculer ce que doit chaque client d’une tablée qui paie séparément et uniquement ce qu’elle consomme est un cauchemar de dyscalculique.
« Imaginez vivre cela toute la journée »
L’atelier terminé, les ressentis fusent sur ces brèves mises en situation : pas évident ; stressant ; désorganisant. Et dans tous les cas, ces situations ont exigé un surcroît de concentration. La formatrice sourit : « imaginez vivre cela toute la journée, lorsque s’y ajoutent les émotions, l’agacement, la colère. C’est inconfortable, vous vous sentez en fragilité permanente. C’est peut être ce que ressentent certains de vos collaborateurs. Et vous comprenez aussi que quand on vous dit qu’une personne dys a besoin de pauses régulières dans la journée, ce n’est pas pour rien ! »
Message reçu 5/5 pour Mathilde, qui travaille depuis un an au service communication : « on comprend mieux en se mettant à la place. Notamment à quel point on se sent très vite en échec. » Biologiste dans un laboratoire de l’INSERM depuis 30 ans, et chargée de la prévention des risques, Sylvie salue également l’expérience : « on a besoin d’être tous au même niveau d’information. Cela fait partie intégrante des relation de travail. Les personnes concernées ne vont pas forcément voir le référent handicap. Au niveau du labo, cela m’intéresse aussi pour pouvoir détecter, décrypter des situations de mal-être, qui ne sont peut-être pas seulement dues au stress croissant. Et de voir alors comment agir différemment. »
Pour Cécile Perret, qui propose différents formats de ces formations immersives depuis trois ans, parfois plus longues et sous forme d’escape-game (Dys-Paru) leur effet ne fait aucun doute. «Des conférences, des livres, il y en a plein. Mais lorsqu’on en sort, a-t-on réellement compris l’impact des troubles dys pour les personnes concernées ? Passer par le jeu permet de ne pas être en position de donneur de leçons. Et l’immersion de faire explorer l’effort cognitif auquel sont soumises les personnes avec une neuroatypie dans des situations quotidiennes très concrètes. Cela suscite des émotions, de la colère parfois : ça parle. Et ça reste. » Y compris lors de certains ateliers en entreprise, chez des parents pourtant informés parce que leurs enfants sont concernés, mais qui n’imaginaient pas ce qu’ils peuvent ressentir.
Claudine Proust