Grimper, sauter, attraper un ballon, manger avec des couverts, se brosser les dents, nouer ses lacets, faire du vélo… Toutes ces actions qui deviennent a priori banales à mesure que l’on grandit se révèlent difficiles pour un enfant dyspraxique. Cela complique sa vie quotidienne et ses apprentissages : l’écriture notamment, et les maths, lorsqu’il arrive à l’école primaire.
D’autant qu’elles sont encore dépistées tardivement, souligne Alice Gomez, enseignante-chercheuse au centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL) : « alors que les difficultés apparaissent très tôt, il s’écoule en moyenne quatre ans entre le repérage des difficultés et le diagnostic de dyspraxie. Avec pas mal d’errance, déplore-t-elle. Alors que les jalons du développement d’un enfant (se tenir assis, marcher, attraper un objet tenu à distance, savoir empiler des cubes…etc) sont connus, on a encore tendance à entendre que ce n’est pas grave, que chaque enfant se développe à son rythme. En maternelle, les enseignants s’alarment beaucoup plus de retards de langage que de ce type de difficultés. »
Ce n’est pas une question de manque d’effort de la part de l’enfant. Ni juste une maladresse.
Le nombre d’enfants affectés par ces troubles de la coordination, que l’on appelle encore communément dyspraxie, n’a jamais été évalué en France. Mais selon les études menées dans d’autres pays européens, en Grèce ou au Royaume-Uni notamment, on estime qu’entre 2 et 9 % des enfants en âge scolaire en seraient embarrassés. Ce n’est pas rien. Et ce n’est pas une question de manque d’effort de la part de l’enfant. Ni juste une maladresse, encore moins une « débilité motrice » comme on l’appelait carrément par le passé.
D’où ça vient ? On a bien observé que la dyspraxie est souvent associée à d’autres troubles du neuro-développement (au TDAH dans 15 à 20 % des cas) et qu’elle touche plus volontiers les garçons (1,8 pour 1 fille), mais son origine demeure un mystère. On a bien identifié des facteurs de risque : la prématurité en premier lieu. Une prédisposition génétique ? Peut-être, puisque l’on suspecte des formes familiales, avec des parents eux-mêmes dyspraxiques. Mais aucun gène spécifique n’a été identifié. Des différences anatomiques cérébrales ? Possible. Mais lorsqu’on scrute le cerveau des dyspraxiques à l’imagerie fonctionnelle (uniquement à des fins de recherche) on n’identifie aucune région spécifique en cause non plus.
Alors que peu de travaux scientifiques se sont penchés dessus en France jusqu’à présent, Alice Gomez, qui étudie ce trouble du neurodéveloppement au CNRL a formulé une hypothèse, démontrée par une étude publiée par son équipe en novembre 2023 dans la revue Developmental Science : les troubles de la coordination seraient- au moins en partie- liés à une altération de la représentation de son propre corps dans l’espace.
« Lorsque l’on se déplace ou fait un geste volontaire, pour attraper une tasse par exemple, il se passe plusieurs choses dans le cerveau avant que le geste ne soit exécuté, explique la chercheuse. On évalue d’abord la situation, l’environnement entre soi et la tasse ; puis on s’imagine le geste, en s’appuyant sur le modèle interne que l’on en a. Le cerveau donne alors l’ordre au cortex moteur et on passe alors à l’exécution. »
Tout cela se joue en un éclair et «ne peut se faire que si l’on a une bonne représentation mentale de son corps, et de son corps dans l’espace. » Autrement dit, un bon schéma corporel. Cette construction mentale s’élabore dès la naissance, à partir des informations sensorielles (audition, vision, équilibre), de nos expériences, s’affine jusqu’à l’âge adulte et ne va pas forcément de soi.
Pour vérifier si les troubles de coordination des dyspraxiques pourraient être liés à une mauvaise appréhension de leur propre corps, qui les empêche de planifier et reproduire facilement les gestes observés ou appris, la neuroscientifique a recruté 57 volontaires pour les soumettre à des tests sensoriels et moteurs : 17 enfants de 8 à 12 ans, diagnostiqués dyspraxiques, 20 autres enfants sans trouble des fonctions motrices et 20 adultes qui n’étaient pas dyspraxiques non plus. Tous étaient droitiers. Et tous se sont pliés à deux tests.
Les dyspraxiques peinaient à identifier l’endroit touché sur leur main gauche, confondaient leurs doigts, « un peu comme si leurs mains étaient de grosses moufles. »
Dans le premier, ils étaient assis, un bandeau sur les yeux, et devaient décrire le plus précisément possible quel endroit de leur main ou de leur pied gauches les chercheurs titillaient avec la pointe d’un stylet. Résultat : alors que les adultes ne faisaient aucune erreur et les enfants sans dyspraxie très peu, les dyspraxiques peinaient à identifier l’endroit touché sur leur main gauche, confondaient leurs doigts, « un peu comme si leurs mains étaient de grosses moufles » compare Alice Gomez. Leurs résultats étaient encore moins bon sur les orteils : peu se révélaient capable d’indiquer précisément le site de stimulation. « La précision de sensorialité sur les mains des dyspraxiques équivaut à celle des adultes sur leurs pieds » résume la chercheuse.
Pour le second test, les 57 participants devaient poser leurs mains sur un écran et lever uniquement le doigt, de la main droite ou gauche, sous lequel une lumière s’allumait. Là, tout le monde a parfaitement rempli sa mission. Mais on observe beaucoup plus de mouvements parasites (syncinésies) chez les enfants dyspraxiques : lorsqu’ils lèvent le doigt principal, les doigts voisins ou ceux de l’autre mains se mobilisent eux aussi, involontairement. Là encore comme si leur main était une moufle plutôt qu’un gant. Or « les syncinésies s’observent souvent chez le jeune enfant, mais disparaissent généralement vers l’âge de 7 ans. »
Ce lien, mis en évidence pour la première fois, ne signifie pas que le défaut de représentation corporelle soit la cause de la dyspraxie.
Pour la chercheuse, ces observations confirment qu’il existe bien une anomalie du schéma corporel chez les enfants dyspraxiques, avec des répercussions sensorielles et motrices. « L’image que l’on se fait de soi-même, la représentation mentale des différentes parties du corps et de leur position dans l’espace se fait visiblement mal chez ces enfants ».
Ce lien, mis en évidence pour la première fois, ne signifie pas que le défaut de représentation corporelle soit la cause de la dyspraxie. « Il est trop tôt pour le dire. On ne pourra conclure à un lien de causalité que si l’on démontre qu’un travail précoce sur la sensorialité et la représentation corporelle parvient à réduire le nombre d’enfants dyspraxiques », souligne Alice Gomez.
Pour poursuivre dans cette voie, la chercheuse essaie déjà d’évaluer si cette défaillance se maintient dans le temps, chez des adultes dyspraxiques. Mais étayée par sa découverte, elle défend d’ores et déjà l’action préventive. Car la bonne nouvelle, c’est que la représentation du corps, ça se travaille. Le cerveau et donc le schéma corporel sont dotés de suffisamment de plasticité pour pouvoir évoluer, même après l’âge de douze ans : « on le voit bien, avec la rééducation des personnes amputées par exemple. »
A condition de l’entraîner, stimulé par des exercices sensoriels et moteurs. « La sensorialité est malheureusement souvent laissée pour compte en France : à aucun moment, on n’apprend véritablement à prendre conscience de son corps, de la proprioception (perception de la position des différentes parties du corps), déplore-t-elle. Alors que la représentation du corps doit être travaillée en maternelle, les enseignants ne sont pas forcément armés de programmes structurés pour le faire.»
Pour développer ces approches préventives, l’équipe d’Alice Gomez a déjà lancé un programme baptisé EnCor (pour Enfant et Corps) dans plusieurs maternelles de la région lyonnaise, pour 600 enfants de 4 à 6 ans. Les enseignants volontaires pour cette expérience leur proposent pendant trois semaines 18 ateliers destinés à stimuler leur représentation du corps-et la dénomination de ses différentes parties- par des jeux sensoriels et moteurs.
Les premiers résultats sont encourageants. Ils montrent que les enfants inclus dans ce programme améliorent leur représentation corporelle et leur motricité, mais aussi leurs compétences en…mathématiques. Reste à savoir si le même type d’entraînement, proposé précocement à de jeunes enfants dyspraxiques pourrait prévenir l’installation ou l’aggravation du trouble. Ce sera sans doute, une prochaine étape.
Claudine Proust