La rencontre avec les autres, n’est pas forcément simple ni facile quand on est neuroatypique. Elle peut se révéler dévastatrice quand cet autre en profite pour se comporter en prédateur. Marie Rabatel est depuis 2020, membre de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Civise). A 50 ans, elle se bat sans relâche pour une meilleure détection et prévention des violences sexuelles commises sur les enfants et les adultes en situation de handicap et un meilleur accompagnement des victimes.
Une récente étude française* a révélé que presque neuf femmes autistes sur dix ont été victimes de violences sexuelles, pour la plupart quand elles étaient jeunes. Comment expliquer ces chiffres ?
M.R. Les auteurs de violences sexuelles agissent comme des prédateurs. Un « bon » prédateur sait repérer les « meilleures » proies, il ne choisit pas au hasard. Les enfants sont par définition plus vulnérables que les adultes et donc des proies idéales. Être porteur de traits du spectre autistique, ou de tout autre autre handicap, accroît cette vulnérabilité. Les chiffres sont malheureusement sans appel : les enfants avec un handicap sont jusqu’à cinq fois plus victimes de violences sexuelles que les enfants sans handicap.
Cette vulnérabilité persiste à l’âge adulte….
M.R. Les femmes avec des traits du spectre autistique restent en effet des « cibles » même à l’âge adulte et peuvent se trouver en danger. Il y a plusieurs raisons à cela. Quand on est autiste il nous est difficile de généraliser : ce n’est pas parce que nous avons appris que dans tel endroit avec telle personne, il faut être vigilante que nous sommes capables de le transposer à un autre cadre, avec des personnes différentes.
Par ailleurs, les personnes autistes interprètent différemment les comportements et les intentions de leurs interlocuteurs, en comparaison avec une personne neurotypique. Si on ne comprend pas l’implicite, il est évident qu’on ne saisit pas tout ce qui relève de la séduction et de la drague. Les auteurs de violences sexuelles profitent de cette situation.
Pour les victimes d’agressions, leur autisme a aussi un impact sur l’après : leurs difficultés sont elles suffisamment prise en compte par la société et les institutions ?
M.R. Non. Porter plainte par exemple est plus difficile. Ce n’est jamais simple, pour aucune victime, on le voit malheureusement encore aujourd’hui. Mais pour une femme autiste, il y a en plus une accumulation de détails qui peuvent être rédhibitoires. Se retrouver dans un lieu inconnu face à une personne inconnue est déjà compliqué, rester assis longtemps, répondre plusieurs fois à la même question peut-être très angoissant. Il peut aussi y avoir des malentendus.
Lorsque je suis allée porter plainte pour des actes de harcèlement moral sur les réseaux sociaux, j’étais tellement contente d’avoir réussi à pousser la porte de la gendarmerie que je suis entrée avec le sourire ! Cela peut surprendre la personne en face et vous décrédibiliser. L’autre problème majeur concerne le recueil des plaintes et témoignages des enfants et des adultes qui ne verbalisent pas ou peu.
Dans le documentaire Cassée debout, qui retrace votre parcours, vous soulignez que la reconstruction après une agression sexuelle peut aussi être plus longue chez pour les personnes autistes…
M.R. Effectivement c’est très dur de se soigner. Pour les personnes autistes les détails sont cruciaux pour comprendre une scène dans sa globalité. Et la plupart ont aussi une mémoire photographique très développée. Sans avoir un souvenir de l’agression subie, nous mémorisons chacun des détails associés à cet évènement. Cela multiplie les risques de reviviscence du trauma.
Pour se protéger, les personnes autistes mettent en place des stratégies d’évitement multiples qui peuvent avoir un énorme impact sur leur quotidien. Suite à l’agression sexuelle que j’ai subie, j’ai suivi des séances d’EMDR**. Normalement une quinzaine de séances suffit, moi j’ai dû travailler sur chacune des images du viol…
Mais le frein majeur à la reconstruction, c’est de ne même pas savoir que l’on est une victime. L’étude dont nous parlions a d’ailleurs montré que lorsqu’on les soumet à des auto-questionnaires, sept femmes sur dix rapportent des violences sexuelles, alors que c’est près de neuf sur dix quand on leur pose la question directement dans le cadre d’entretiens individuels. « Avez-vous été victime d’un viol » ou « avez-vous subi une pénétration sans consentement » n’est pas interprété de la même manière : la même personne peut répondre non à la première question et oui à la seconde. J’ai rencontré des femmes qui m’ont décrit des scènes de viol mais ne pensaient pas avoir été victime d’un viol !
La notion de consentement est au coeur de la prévention des agressions sexuelles : est-elle insuffisamment abordée avec les enfants ou des jeunes en situation de handicap ?
M.R. On n’y prête pas encore assez attention en effet. J’appelle à lutter contre l’apprentissage de la soumission. Cela peut commencer par des choses aussi simple que de frapper avant d’entrer dans la chambre de son enfant. Mais il y a surtout beaucoup à faire dans la prise en charge des enfants en situation de handicap.
En France on confond encore beaucoup handicap et maladie : les enfants, comme les adultes, peuvent se retrouver réduits à des « objets de soin ». Tous les jours, des personnes différentes touchent leur corps, sans leur demander s’ils sont d’accord. Ils apprennent donc implicitement à laisser leur corps à disposition d’autrui. Ils se retrouvent ainsi dans un environnement qui favorise ce que j’appelle la « fabrique du consentement », où l’on vous convainc que ce que l’on vous fait est « pour votre bien ». Tout cela augmente la vulnérabilité des personnes.
Comment armer les enfants et les jeunes contre cela ?
M.R. Dans la brochure Mon corps, Moi et les autres, que nous avons développée avec le Planning familial, nous proposons un tableau simple qui permet de savoir qui a le droit ou non de me toucher, et dans quelles situations. Le site Mon parcours handicap propose aussi des ressources, on peut notamment y trouver les coordonnées de tous les centres Intimagir, qui peuvent renseigner les personnes en situation de handicap sur les sujets qui touchent à la vie intime, affective, sexuelle, la parentalité et les violences sexuelles. L’Association francophone des femmes autistes (AFFA) met également à disposition une liste en ligne avec de nombreux outils de prévention autour de ces questions.
Cette brochure parle de sexualité en mettant l’accent sur l’intimité. Est-ce que cette notion est encore trop peu abordée avec les jeunes ?
M.R. Oui, absolument. On prend généralement les choses à l’envers en parlant de sexualité aux enfants et aux jeunes avant même de leur expliquer ce qu’est l’intimité ! Pour les enfants autistes, il est par exemple difficile de jouer à deux : attendre son tour, ne pas poser son pion n’importe où, respecter l’endroit où l’autre pose son pion sont autant de choses qui ne vont pas de soi.
Certains ne savent pas non plus quelles parties de leur corps ils peuvent exposer ou pas, ce qu’ils peuvent partager ou non. Comment voulez-vous que les questions de sexualité soient comprises quand ces bases ne sont pas acquises ? On ne peut pas parler de sexualité si on ne maîtrise pas d’abord ce qu’est l’intimité et ce n’est pas la sexualité qui apprend à dire oui ou non, mais l’apprentissage au pouvoir décisionnel. Et ce, dès le plus jeune âge.
Propos recueillis par Stéphany Gardier
* Evidence That Nine Autistic Women Out of Ten Have Been Victims of Sexual Violence. F. Cazalis et al. Front. Behav. Neurosci. ; 2022
https://www.frontiersin.org/journals/behavioral-neuroscience/articles/10.3389/fnbeh.2022.852203/full
** L’EMDR (Eye-movement desensitization and reprocessing) ou désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires, est une méthode psychothérapeutique non-verbale mise au point dans les années 1980 aux Etats-Unis et utilisée dans le traitement des stress post-traumatiques.
Les ressources utiles
-Brochure Mon corps, moi et les autres : 2018_brochure_moi_mon_corps_et_les_autres_planning_familial.pdf
-La rubrique dédiée à la vie intime affective et sexuelle du site d’information Mon parcours handicap pour vie-intime-et-parentalite
-le site de l’AFFA : femmes-autistes-violences